Beaucoup sont persuadés que le christianisme se caractérise par l'affirmation que l'homme n'a pas seulement un corps mais une "âme". I1 faut savoir qu'une telle croyance n'est pas spécifiquement chrétienne. On la trouve dans presque toutes les religions et, en Occident, elle est surtout d'origine grecque. (...) Car le christianisme est la religion de l'incarnation, du Verbe "fait (1) chair", de la résurrection de la chair. Religion qui place donc au centre de sa perspective non seulement le corps mais, chose encore plus étonnante, la chair.

Les implications en sont innombrables. Nous nous arrêterons particulièrement sur celles qui concernent la vie affective et sexuelle. S'il est un domaine où l'unité, où l'union intime du charnel et du spirituel est non seulement perceptible mais éprouvée, ressentie, c'est bien celui-ci. Mais cette unité n'est pas immédiate; elle n'est pas garantie d'avance. Il ne faudrait pas, dans un excès d'euphorie, passer sous silence les textes comme celui où saint Paul nous dit que "la chair convoite contre l'esprit et l'esprit contre la chair" (2) Si l'unité est à la source et au terme, elle peut se perdre en cours de route, dans les aléas de la volonté ou dans les ambiguïtés du désir.

 

Le cœur : lieu de l'unité

 "L'idée chrétienne de l'homme n'est pas celle d'une âme incarnée, mais celle d'un corps animé", écrit un exégète anglais (3). L'idée d'incarnation, qui laisserait entendre la "descente" d'une âme dans un corps, est elle-même ambiguë. Ce qui est donné, ce qui naît, ce qui est conçu est un corps. Mais, lorsque je dis "corps", je n'entends pas seulement l'organisme constitué de tissus, d'organes et de cellules. J'entends aussi le lieu d'où surgissent un regard, des paroles, des gestes, des désirs, bref une existence. Plus originaire, plus proche de ce que je vis et, en ce sens, plus réel que le corps objet est donc le corps-sujet, c'est-à-dire celui que je suis avant de l'avoir. Ce corps originaire, lieu et source de mon existence subjective, pourrait aussi bien être appelé "âme". Un philosophe contemporain lui donne le nom de "chair", qu'il définit comme "le pouvoir de sentir" (4).

Ce corps-sujet est le lieu du don, c'est-à-dire de la vie en tant que reçue. Et cela sous ses trois dimensions, biologique, psychique et spirituelle. C'est dans le même mouvement que nous recevons ces trois dimensions de notre existence personnelle. Comment donc nommer le support de cette unité ? (...).

Si l'on cherche un terme moins abstrait, le mot "coeur" est d'un bon secours. Dans la Bible, il n'a pas seulement une signification sentimentale, comme aujourd'hui. Le coeur n'est pas seulement le support des sentiments ou des émotions, mais le lieu de la volonté, de la décision, des choix existentiels. Le terme offre le très grand intérêt d'être lui-même à l'articulation du charnel et du spirituel. Le coeur est aussi bien un muscle vital pour le corps que le centre de l'âme qui, en cette dernière aussi, vit du double mouvement de diastole (ouverture) - systole (recueillement). (...) Il n'est pas de meilleure expression de la vie spirituelle que la respiration, cette alternance de souffle. Combien notre vision du corps et de l'esprit s'enrichirait si nous nous rappelions l'intime parenté entre "spirituel" et tous les autres termes construits sur cette racine SPIR: respirer, inspirer, expirer, aspirer, espérer... Le spirituel est plus que l'intellect (...) Il est un dynamisme, dynamisme de transcendance, d'ouverture et, tout spécialement, de don (6). Ce dynamisme soulève le corps, le transfigure, lui ouvre un avenir nouveau. Car l'esprit, c'est l'avènement de la nouveauté.

 

Le corps pour l'alliance

Nouveauté d'abord de la rencontre de l'autre. Le corps devient spirituel en étant habité, "inspiré" par l'amour. Le désir, auquel celui-ci ne se réduit pas, mais qui le suscite, ne doit pas être compris de façon réductrice, comme le simple résultat de processus biochimiques. Toute analyse un peu fine du désir montre que ce dernier est de part en part subjectif. Autrement dit, qu'il vient d'un sujet (d'un coeur) et qu'il va vers un autre sujet. (...)

En effet, le corps tout entier est expression. Les gestes de tendresse sont à comprendre comme un langage, et non seulement comme des moyens pour parvenir à une fin connue d'avance, qui serait l'orgasme. C'est ainsi qu'une poétique de la caresse, de l'étreinte, du baiser est en mesure de percevoir ceux-ci comme façonnement, célébration, apprivoisement mutuel, promesse (8), Le double mouvement qui se dessine à l'horizon est alors celui de don et d'accueil. Aussi l'acte ultime de l'union, le coït, réalisant l'union la plus intime du plus intime des corps, accompagné de sensations qui envahissent ces derniers tout entiers, trouve-t-il son meilleur contexte, c'est-à-dire le lieu d'accomplissement le plus plénier de son sens, dans l'alliance conjugale qui est elle-même le lieu du don mutuel de deux libertés, de l'enlacement de deux histoires. (...) Que le plus charnel (l'union sexuelle) exprime ainsi le plus spirituel (l'alliance des coeurs), n'est-ce pas là un témoignage extraordinaire de l'unité entre ces deux ordres, unité que le christianisme est particulièrement apte à saisir ? (...)

 

Temple du Saint Esprit

Nous voici peut-être mieux à même de comprendre la phrase de saint Paul évoquée plus haut, qui fait scandale à certains parce qu'elle a été le lieu de multiples contresens. Pour Paul comme pour la Bible, "chair" n'est pas à entendre d'abord au sens érotique mais comme désignant tout l'humain, dans sa dimension de faiblesse et de vulnérabilité. En ce sens, elle est un bienfait car, au coeur de la foi chrétienne, se trouve l'idée que la puissance de Dieu se déploie avec prédilection dans la faiblesse (10). Chez le prophète Ezéchiel, l'expression "coeur de chair" a un sens favorable: celui-ci ne vaut-il pas mieux qu'un "coeur de pierre ? "(Il) Mais il arrive que l'homme choisisse de s'installer dans cette faiblesse, de l'oublier et, en oubliant le souffle dont il dépend, de ne compter que sur les ressources de celle-ci. C'est alors que l'existence "selon la chair" - expression que Paul distingue de celle d'existence "dans la chair" - s'oppose à l'existence "selon l'esprit''(12). La chair, au sens péjoratif, c'est finalement l'ego, lorsque celui-ci ne s'ouvre plus au souffle de l'Esprit.

Pour la foi chrétienne, dès à présent, le corps est à la fois charnel et spirituel. Fragile, vulnérable et habité par l'Esprit. Saint Paul ose affirmer qu'il est le "tabernacle du Saint-Esprit''(13) (...)

C'est bien parce que le christianisme croit que le corps est appelé à une telle destinée qu'il le prend tellement au sérieux. S'il a parfois, dans le passé, pris trop au sérieux les "choses de la chair", il a manifestement aujourd'hui un rôle prophétique à jouer pour rappeler "l'éminente dignité du corps" et sa vocation spirituelle. Car celui-ci a été et est le lieu de "cette histoire arrivée à la terre"(l5), d'avoir enfanté Dieu.

 

    Philosophe et théologien maître de conférences à l'Université Catholique de Lyon.

 

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