L'erreur de Narcisse
Ou la recherche du bonheur quotidien dans le mariage : "Toi, oui mais tous les jours !"
Nous verrons que l'erreur de Narcisse est l'erreur de chacun, qui nous rend incapables d'aimer l'autre dans la promesse de fidélité au mariage.
Qu'est-ce que l'erreur de Narcisse ? C'est l'erreur de celui qui veut prendre ce qu'il aime. Ce geste de capture, de captation, c'est celui que nous faisons quand nous aimons passionnellement : on veut saisir dans ses bras, et il ne reste rien.
On veut quelque chose qui soit le complément de soi-même, mais on en est insatisfait, car il ne reste rien, et c'est pour cela que l'on re-désire tout le temps quelque chose d'autre. Il y a une sorte d'illusion à croire que ce que nous allons prendre nourrira notre soif d'absolu. Et la racine de tous ces échecs est dans le mot "prendre".
Le mouvement des bras du Christ sur la croix n'est pas celui de la capture mais celui du don, et il y a, pour être heureux, une conversion à faire, un retournement radical. Il ne faut pas chercher à capter le bonheur.
Le mouvement de prendre donne faim, et l'ennui est attaché à toute action de capture. Ce qui détruit le bonheur, c'est l'acte par lequel on s'en empare.
C'est pourquoi dans le couple, la durée devient un obstacle si on veut y "prendre" l'autre. Nos histoires d'amour se terminent sur un goût de cendre, d'insatisfaction.
Il y a un enchaînement dramatique dans la capture de l'autre : la capture crée l'insatisfaction et, comme ce que nous voulons prendre ne comble pas notre soif d'absolu, nous sommes insatisfaits. Car il ne reste rien, et l'insatisfaction crée l'ennui.
L'ennui, c'est une certaine insatisfaction du présent, et cette insatisfaction de l'acte présent se transforme rapidement en obsession du vide. En effet, le "déjà vu" donne l'impression de l'usure : l'ennui serait donc ce sentiment d'absence de neuf.
Alors face à l'ennui, il y a deux grandes formes de lutte. La première, c'est la fausse espérance (c'est-à-dire pas dans son sens chrétien).
Nous vivons dans l'espérance de ce qui va venir, nous vivons d'espérance en espérance, donc nous vivons dans l'avenir, et dès que cet avenir devient du présent, on désire de nouveau quelque chose. Il est impossible de s'aimer si on fuit sans cesse le présent. On vit et on recherche le bonheur en pensant à ce que l'on n'a pas, et ceci n'est pas en accord avec la grandeur de la Vie.
La deuxième fausse solution à l'ennui, c'est la médiocrité acceptée. C'est-à-dire que nous acceptons cet ennui, nous cohabitons avec lui : "C'est la vie". Nous entendons souvent cette phrase : "C'est la vie". Il y a des vies comme cela où l'on se dissimule derrière de petits bonheurs, de petites joies. Il y a là un roman tout à fait d'actualité. Il s'agit de "Toi et Moi" : "Reprends près de moi ton ennui, et moi près de toi je reprendrai ma solitude". On y est persuadés que le bonheur n'existe plus.
Là encore, ce n'est pas en accord avec la grandeur de la Vie.
Alors, face à l'erreur de Narcisse avec son cortège d'ennuis et de médiocrité, face à la capture de l'autre pour soi, nous pouvons faire le pari du don de soi pour l'autre. Il n'y aura pas d'amour heureux s'il y a deux personnes qui prennent, et personne qui se donne.
L'essence de la personne humaine, c'est d'être capable de faire ce que l'animal ne peut pas faire. La personne humaine est la seule qui puisse être offerte et être la cause de l'offrande d'elle-même. L'animal, quand on le fouette, se replie, tandis que le Christ, lui, se donne, se déplie.
Le mouvement de don est la finalité profonde qui seule rend en plénitude ce à quoi aspire la personne.
On ne peut pas donner sans se quitter, et l'on quitte sa liberté, c'est-à-dire toute sa personne. La nourriture de l'amour c'est de faire la volonté de l'autre.
Mais alors, comment se donner ?
Tout d'abord en quittant son personnage. Plus on prend et plus on habille son personnage, tandis que plus on se donne, plus on dépouille son personnage. Le personnage, c'est la façade. Or de façade à façade , on ne peut pas s'aimer.
Aussi il faut pouvoir se montrer tel que l'on est. On ne peut pas être heureux si à la racine on n'a pas fait un acte d'humilité. On ne peut pas donner un personnage, une invention. On ne donne qu'un être. On ne peut donner que la vérité de notre être. Or pour la donner il faut la connaître, et pour la connaître il faut l'aimer.
C'est cette attitude qui est la clef du bonheur. Le bonheur est le fruit d'une lutte permanente.
Il faut donc convertir le mouvement de capture en mouvement de don et d'offrande. Il faut jouer le jeu, en faire le pari... et c'est un noble jeu. A ce moment-là seulement, ce que nous voulons vivre ne sera pas que la promesse d'une certaine médiocrité où "l'on aura encore de bons moments", mais ce que nous voulons vivre s'inscrira dans la promesse réciproque que chacun sera toujours à l'autre.
Alors on pourra dire non seulement : "Avec toi tous les jours" mais : "Pour toi, tous les jours".
Ce qui renouvelle une personne, c'est le don qu'elle fait d'elle-même, parce que l'habitude est la vieillesse de l'amour : l'amour est mort quand on prend sans donner.
S'il y a don, l'acte de don est le rajeunissement permanent qui fait de l'habitude l'instrument de l'amour.
Mais ne méprisons pas ce qui est habituel, la quotidienneté. Sachons qu'elle est l'invitation au mouvement le plus profond, celui qui nous rend capables de réussir à vivre dans une vie où tout est toujours semblable, sauf le mouvement par lequel on transfigure chaque heure en "bonne heure" et à la longue en BONHEUR.